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L’évolutionnisme est-il compatible avec l’éthique écologique ?

Organisé par le Cercaphi (Cercle camerounais de philosophie), le colloque « Vie et éthique, de Bergson à nous » s’est déroulé à l’université de Yaoundé I au Cameroun du 21 au 22 novembre 2013. Les Actes, coédités par Ebénézer Njoh Mouelle et Emile Kenmogne ont été publiés en 2015 sous deux formes : en livre, chez L’Harmattan à Paris, dans la collection « Eclairages philosophiques d’Afrique » que dirige Emile Kenmogne » et en version numérique chez le même éditeur. Les autres textes qui paraissent ici ont été effectivement présentés au colloque et n’ont pas pu s’intégrer dans le volume unique des Actes du colloque, soumis à des contraintes budgétaires.

L’évolutionnisme est-il compatible avec l’éthique écologique ?

Dieudonné Zognong

Université de Yaoundé I

 

Le droit au développement doit être réalisé de façon à satisfaire équitablement les besoins relatifs au développement et à l’environnement des générations présentes et futures (principe numéro 3).

Ainsi s’ouvrait la Déclaration de Rio en 1992, sur l’Environnement et le Développement [1].

Or face aux éthiciens qui, ulcérés des gabegies écologiques, soulignent l’urgence de travailler à un monde durable, à la suite de Rousseau s’indignant que « tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses ; tout dégénère entre les mains de l’homme »[2], les tenants d’une civilisation technoscientifique débridée ironisent en tentant de justifier la frénésie anti-écologique : faut-il tuer l’homme pour que vive l’animal et l’arbre ?

De la sorte, les causes de la dérive environnementale sont d’abord d’ordre philosophique et anthropologique, vu déjà le cartésianisme de l’homme « maître et possesseur de la nature », annonciateur d’un anthropocentrisme conquérant.

Mais est-ce congruent de solidariser dérive écologique et anthropologie évolutionniste, comme le font les milieux de la théologie réactionnaire qui l’accusent d’épouser le séparabilisme et la mentalité anti-holiste de la tradition positiviste qui, réduisant les choses à la facticité et au mécanisme, créditent l’action conquérante de l’homme sur la nature ?

L’intention des présentes lignes est de montrer que cette incrimination de l’évolutionnisme est abusive. À cet effet, il faut d’abord restituer la doctrine dans sa vraie orthodoxie, qui est spiritualiste, quoiqu’ancrée dans le matérialisme dialectique. Je montrerai ensuite comment cette orthodoxie désavoue tout anthropocentrisme anti-écologique ; avant de conclure que : dans son orthodoxie la plus éclairée, la philosophie de l’évolution est théocentrique, loin d’être anthropocentrique.

I – L’évolutionnisme spiritualiste

L’homme est-il une entité exogène au cosmos, ou alors un être immanent à la Nature ? À cette question sempiternelle, deux réponses concurrentielles : le créationnisme et l’évolutionnisme. C’est la démonstrativité qui permettra au deuxième discours de prévaloir sur l’autre.

Qu’est-ce que l’évolutionnisme ? Laissons de côté la définition archéologique qui a pignon sur rue, selon laquelle les êtres biologiques de l’univers procèdent par mutations, les uns des autres, à la faveur de transformations successives s’étalant sur des périodes géologiques très longues, d’où la filiation graduelle et continue des formes vivantes.

Cette définition étant controversée, notamment dans les milieux théologiques, contentons-nous de définir l’évolutionnisme en l’inscrivant dans le matérialisme dialectique d’après lequel l’histoire naturelle repose sur la vitalisation de la matière, puis l’hominisation de la vie au cours de la durée cosmique, et ce, de par la loi de complexité-conscience. La thèse principale ici est que le processus de vitalisation de la matière a pour finalité majeure, l’apparition de l’homme ; l’évolution est orientée vers l’avènement cosmique de l’humain.

L’évolutionnisme, qui souligne l’historicité de toute chose, s’inscrit dans la tradition éphésienne du mobilisme universel qui tourne le dos à Parménide, et situe l’être non plus dans l’intemporel, mais dans le monde empirique : l’être est nécessairement inséré dans l’histoire comme Héraclite le laissait entendre, et au sens où Hegel assume que rien de ce qui existe n’échappe au mouvement dialectique ; seul ce qui n’existe pas échappe au changement. Ainsi, l’évolution s’est imposée comme une dimension irréfutable de la spatio-temporalité.

De fait, toute théorie évolutionniste repose sur une herméneutique de la matière, une science matériale, vu que l’ensemble du monde sidéral est de nature matérielle.

A cet égard, Teilhard aura établi que contrairement à la thèse dualiste, « matière et esprit ne se présentent pas comme des ‘natures’ distinctes, mais comme des simples variables » l’une de l’autre[3]; ce sont deux états d’une même réalité, l’énergie. Soucieux d’en avoir une connaissance réelle, une ontologie concrète, il découvre que matière et esprit forment une seule et même réalité fondamentale. Du moins, il y a irradiation de l’esprit au cœur de la matière, il y a « Diaphanie du Divin au cœur d’un Univers ardent. – Le Divin rayonnant des profondeurs d’une Matière en feu », dit-il dans Le Cœur de la matière[4].

Maurice Blondel soutenait pareillement qu’il y a compénétration mutuelle et continuité entre les êtres et les ordres différents qui composent l’harmonieuse unité du monde[5]. La matière inerte n’existe pas. Au cours de la durée cosmique, l’émergence des propriétés latentes de la matière révèle celle-ci comme matrice d’esprit, puisque la puissance dialectique de la matière s’exprime dans des contradictions endogènes qui font d’elle le foyer de conversions catégorielles, comme le montre le jaillissement du qualitatif à partir du quantitatif ; l’émergence de la conscience de soi de ce qui n’a pas de conscience, bref l’émergence des formes dans l’étoffe cosmique.

Teilhard sera particulièrement conscient de cette unité globale de l’univers, comme le témoigne Le Cœur de la matière dans lequel il exprime sa nouvelle conception de la matérialité en développant un réalisme spirituel. Tout comme Maurice Blondel qui souhaitait appréhender le réel d’une « manière symphonique », il renverra dos à dos idéalisme et réalisme pour proposer un réalisme intégral, seule intelligence adéquate du complexus du réel universel.

Sa phénoménologie du physique qui propose une exploration intégrale de la totalité d’un réel où tout se tient ; où l’esprit est impliqué dans la matière ne contribue-t-elle pas au renouvellement de la pensée philosophique qui est en proie aux dualismes à tout crin ? Les dualismes traditionnels dans les domaines de l’être et du connaître sont battus en brèche.

Bien plus, la matière n’est pas dans un état stationnaire ; elle est en état de genèse ; l’univers est moins un ordre qu’une genèse ; il est en cosmogenèse, vu la tendance foncière de la matière à la complexité, douée qu’elle est d’une âme primitive, une puissance spirituelle, un psychisme élémentaire, qui constitue sa vertu évolutive. Sous l’égide de la loi de complexité-conscience, loi de l’évolution, moteur de l’histoire naturelle et humaine, la matière est animée par l’élan vital. D’où une précision de Bergson : « la matière ne peut être qu’un assoupissement de l’esprit[6] ».

Comme c’est le sort naturel du monde sensible d’être soumis à la mouvance et au dynamisme permanent ; comme ici l’immobilité est plutôt un symptôme de la mort, au cœur de la matérialité, l’évolution est inscrite ; tout l’univers matériel est dans un état évolutionnaire, le mouvement étant indice de vie. À mesure qu’elle se complique, la matière se spiritualise, se centre structurellement sur soi, et affiche des possibilités d’autonomie. Cette dialectique de la vie vers l’individuation est convergente.

Quant à elle, la divergence de l’évolution éclatant vers la multiplicité, soulignée par un Bergson qui notait que la matière est le produit d’une sorte de dialectique descendante de l’esprit, n’est qu’une première démarche cosmique : la matière ascendera en retour vers l’unité de l’esprit ; « tout ce qui monte converge », à travers le passage de la multitude inorganisée au multiple unifié, de l’hétérogène désordonné à l’hétérogène ordonné, de la multiplicité matérielle à l’unité spirituelle.

D’où la réalité irréfutable de l’évolution, dont les étapes s’emboîtent à la façon d’une longue ligne s’étalant sur les périodes géologiques dont on peut distinguer quatre étapes dialectiques : le stade de la prévie (cosmogenèse) ; le stade de la vie (biogenèse) ; le stade de la pensée (anthropogenèse et anthroposociétés) ; et même le stade de la parousie (christogenèse).

C’est l’anthropogenèse qui nous occupe ici, la forme humaine étant le plus grand succès de l’énergie créatrice à l’œuvre dans l’univers, la matière la plus précieuse ; l’homme étant la pointe de la vie comme la vie est la pointe de l’évolution : « l’homme […] est né, en ligne directe, d’un effort de la Vie. Suréminente dignité et valeur axiale de notre espèce », note Teilhard[7].

Cependant la théologie réactionnaire révoque en doute la réalité de cette anthropogenèse en taxant l’évolutionnisme d’hérésie anti-créationniste, non sans l’accuser d’animaliser l’homme. Or comment nier l’héritage animal du phénomène humain ? L’homme biologique dont nous avons l’expérience phénoménale n’a-t-il pas dû émerger de l’animalité ? Un phénomène familier et accessible à l’observation empirique est là pour illustrer le fait évolutif : le processus physico-chimique d’embryogenèse du fœtus. Qui ne voit combien il récapitule la phylogenèse ? Elle est obvie la structure animale de l’homme.

Sur le terrain brûlant des origines humaines, il est aujourd’hui devenu clair que le phénomène humain est né de la terre ; sa morphologie s’est constituée à partir du dynamisme de la matière, Dieu étant, comme le souligne la doctrine vitaliste, au principe du mouvement immanent à l’univers. L’évolutionnisme n’animalise pas l’homme ; il souligne plutôt combien la nature est engagée dans une démarche de dés-animalisation, puisque l’évolution est tournée vers l’hominité, engagée sur une trajectoire d’hominisation spirituelle, sous la présidence de Dieu ; spirituellement orientée. Qu’y a-t-il de misanthropique et de dégradant de constater la phénoménalité humaine ? C’est plutôt la dénégation de cette évidence qui est propice à la dégradation humaine, puisque cette dénégation empêche la conscience de radicaliser la question anthropologique en se demandant si l’essence humaine est d’ordre phénoménal ou d’ordre spirituel. Car est-ce bien l’homme dans sa forme animale qui est une valeur absolue ?

Tout créationnisme éclairé est évolutionniste et opère une synthèse des anthropogonies matérialiste et théologico-métaphysique. Car si Dieu conceptualise l’homme libre, toute la Nature créée ne reste-t-elle pas dynamique ? Il est impertinent, le littéralisme biblique. Vu qu’aucun fait probant n’étaye le littéralisme créationniste, lui accorder sa préférence ne relève-t-il pas d’un préjugé inapte à dire pourquoi Dieu n’aurait pas choisi de créer par le procédé évolutif ? Sauf cécités historiques et paléontologiques, difficile de s’expliquer l’appétence de certains esprits pour le mythique plutôt que pour le vérifiable.

Toutefois. Si l’homme est la créature préférée de Dieu, comme le laisse entendre l’évolutionnisme[8], ce prestige l’autorise-t-il pour autant à détruire le reste de la Création en la soumettant à une exploitation effrénée ? L’agir anti-écologique est aujourd’hui un mal absolu, les dégâts de sa frénésie étant si inquiétants qu’on doit continuer de craindre que l’énorme pouvoir technologique du « Prométhée déchaîné » qu’est devenu l’homme moderne ne se transforme en malédiction pour lui-même, selon le mot adéquat de Hans Jonas[9].

II – Corriger l’anthropocentrisme

L’agir anti-écologique qui s’accrédite de l’anthropologie anthropocentriste soulève une question grave : l’homme est-il la cause finale du cosmos, la fin de la Nature, le destinataire de la Création, comme soutient le principe anthropique ? Est-il le but de l’évolution comme pense l’anthropocentrisme antique au cœur de l’évolutionnisme mécaniste et athée de Darwin et compagnie ? Bref, l’homme est-il une valeur absolue au-delà de laquelle il n’existerait pas d’autre valeur ?

En réponse, l’évolutionnisme spiritualiste objecte à l’anthropocentrisme dogmatique propice au mépris de la Nature, et propose un « anthropocentrisme corrigé » d’après lequel l’homme n’est que le sommet momentané d’une anthropogenèse couronnant elle-même une cosmogenèse et une biogenèse : « l’homme non plus centre statique du monde comme il s’est longtemps cru, mais axe et flèche de l’évolution », précise Teilhard[10].

Le caractère erroné de l’anthropocentrisme aveugle est ainsi souligné. Car bien que le cosmos soit essentiellement anthropogène, comme le savait Pic de La Mirandole ; bien que la structure fondamentale de l’univers ne soit pas faite pour autre chose que l’apparition et l’épanouissement du phénomène humain ; bien que l’homme soit une fin majeure de la Nature ; bien qu’il soit le « centre de dignité d’un univers formé de sphères concentriquement tracées autour de la Terre », dixit Teilhard[11], le résumé du monde, sa fine fleur, sa crème ; il n’est pas pour autant la cause finale du cosmos. Il n’est pas le destinataire de la Création ; l’homme n’est pas le centre exclusif du monde.

En effet, tous les êtres de l’univers ne sont-ils pas des vivants au même titre que l’homme ? Un regard totalisateur permet de réaliser combien la totalité cosmique est une enveloppe biologique ; combien la conscience est une propriété cosmique universelle. L’énergie vitale anime tous les êtres sans en excepter, ce qui induit l’égalité et l’équité biocentriques de tous les êtres, humains et non humains, ceci envers et contre les considérations instrumentalistes de la Nature.

En soi, ce panpsychisme désavoue déjà l’anthropocentrisme antique qui brille par ses dérives. Le caractère vivant de l’ensemble de l’étoffe matérielle appelle la révision de la hiérarchisation traditionnelle des êtres botaniques et zoologiques, hiérarchisation restée trop anthropocentriste, afin de respecter toute la communauté biologique universelle. Le panpsychisme appelle une reconsidération-revalorisation du statut des êtres dits inertes et des espèces dites inférieures, afin de modérer l’action prédatrice de l’homme sur le reste de la Création. Les technosciences sont enjointes de prendre acte de cette réalité fondamentale du panpsychisme, pour respecter le souffle vital qui anime tout être ; pour se rendre moins agressives. Cette idée guidait la plume de Teilhard quand il regrettait que : « L’apparente restriction du phénomène de conscience aux formes supérieures de la vie a servi pendant longtemps de prétexte à la science pour l’éliminer de ses constructions de l’univers. Exception bizarre, fonction aberrante, épiphénomène, sous quelqu’un de ces mots, on rangeait la pensée pour s’en débarrasser »[12].

Moralité ? L’homme en tant qu’évolution devenue consciente d’elle-même ; seul être capable de comprendre l’évolution, doit se montrer apte à la diriger. L’on s’attend à ce que son leadership cosmique soit écologiquement orienté, éclairé de la conscience de l’interdépendance organique de tous les êtres vivants. L’homme devenu pensée pensante devient concomitamment co-créateur, donc co-responsable de l’avenir de la planète. Bref, comme l’évolutionnisme humanise la nature et naturalise l’homme, toute anthropologie se doit d’être une science de l’homme intégré dans la nature par son corps, soudé à la matière, insiste l’anthropo-cosmologie de type teilhardien.

En effet, dans sa forme phénoménale, l’homme, tout évolué qu’il soit, n’est pas constitué d’une étoffe matérielle d’un ordre différent ; il demeure une excroissance de la planète, un aspect de la Terre ; il est dissout dans la Nature ; il n’est pas un empire dans un empire ; il n’est qu’une membrane cosmique pensante. Autrement dit, ce n’est pas l’homme qui possède la Terre, c’est la Terre qui possède l’homme ; il est la propriété, non le propriétaire. C’est lui qui appartient à la Nature ; ce n’est pas l’inverse. Particule-propriété de notre Déméter, l’homme est poussière et retournera poussière.

L’entité humaine est une structure intégrante de l’univers. Loin d’en être extrinsèque, elle est enracinée dans le cosmique, son immersion dans la Nature étant en particulier attestée par le fait que l’homme n’est pas soustrait aux lois de l’attraction terrestre : il subit la pesanteur de la même manière que tous les autres êtres vivants et non-vivants du globe. Cette intelligence de la Terre comme être autonome est d’autant plus plausible que la création/émergence de l’homme est postérieure à celle de la planète. Donc, quelle que soit la transcendance de l’homme par rapport à la matière, il reste immanent au cosmos par son corps ; sa transcendance n’est pas transcendantale mais processuelle et immanentiste. L’homme n’est pas le centre inamovible du monde ; il en est plutôt un centre dynamique, le sommet momentané d’une anthropogenèse couronnant elle-même une cosmogenèse et une biogenèse. Edgar Morin souligne cette suture : « C’est au moment où la science de l’homme devient une science physique que la science physique devient science de l’homme »[13].

C’est davantage le globe terrestre qui est autonome. Doué qu’il est d’une conscience planétaire, c’est un être tout à fait vivant, avec une biologie propre. Teilhard l’a souligné, « l’idée d’un esprit de la Terre ne résiste pas à l’expérience »[14]. Plus explicitement : « La Terre n’est plus simplement une sorte de grand corps qui respire. Elle se soulève et s’abaisse. Mais plus important que cela, elle a dû commencer à quelque moment ; elle passe par une suite liée d’équilibres mouvants ; elle tend vraisemblablement vers quelque état final. Elle a une naissance, un développement et sans doute une mort en avant »[15].

On se souviendra ici d’une idée de Platon dans le Timée (30c-31a) d’après lequel notre monde est un être intelligent, doué d’une âme. Les Stoïciens également sauront que la Terre est un grand animal cosmique dont l’âme est Dieu, qui enfante des espèces animales dérivant les unes des autres au fil des Âges. La théorie de Fechner abonde dans cette intelligence de la planète comme entité animée. James Lovelock, dans une perspective macrobiologique peut ainsi résumer la nécessité de révérer la Terre, que la mythologie grecque nommait déjà Gaïa : « L’hypothèse Gaia concrétise l’idée que nous habitons une planète vivante, ce qui conduit à modifier notre perception du monde : nous vivons dans la planète et non plus sur la planète. […] Gaia nous invite à la modestie, au dépassement critique de notre anthropocentrisme confortable. Nous sous-estimons l’importance du microcosme parce que nous ne le voyons pas à l’œil nu »[16].

Du reste, l’hypothèse persistante des humanités extraterrestres, formulée depuis des décennies par des astrophysiciens éminents, à l’instar d’Auguste Meessen[17], ne milite pas peu contre l’anthropocentrisme aveugle. Un extraterrestre qui observerait notre planète de loin dans l’espace sidéral distinguerait-il autre chose qu’un globe homogène dans sa rotondité exotique ? À ses yeux, les éléments de la planète ne s’avèrent-ils pas constitutifs que d’une étoffe similaire et unique ? Lui apparaît-il guère qu’à la surface du globe déambulent des êtres dits humains et s’estimant d’une nature différente du bloc dont leur participation est pourtant entière ? Déjà, le regard aérien (à partir des aéronefs qui permettent de prendre quelque recul avec le globe pour y jeter un œil totalisateur et objectif) laisse à peine distinguer la spécificité de l’homme. Puisse-t-il se savoir un élément de l’univers parmi tant d’autres.

Eu égard à la suture du phénomène humain au reste des choses ; vu l’évidence de son inscription foncière dans la nature matérielle, n’est-ce donc pas erroné de sa part de se poser en s’opposant à la nature et malmener le reste de la Création ? La systématicité de tous les éléments de la biosphère, la communauté biologique universelle, demande qu’il soit mis fin à la conception de l’humanité comme réalité insulaire.

D’ailleurs dès lors que l’entité humaine est partie intégrante du cosmos matériel, s’attaquer à ce dernier, c’est assurément se retourner contre soi-même ; c’est infailliblement se garantir un effet boomerang. Il s’en faut que l’homme respecte la Nature et vive en harmonie avec elle. Sinon, c’est à ses dépens qu’il réalisera ce qu’il lui en coûte de perturber l’équilibre de la biosphère. L’identité terrienne de l’homme en tant qu’être bio-anatomique appelle un réveil de la conscience cosmique de son unité avec le monde.

Force est de relativiser l’anthropocentrisme antique au profit d’un anthropocentrisme dynamique. Corollaire du géocentrisme, l’anthropocentrisme qui place l’homme au centre de toute interprétation de l’histoire, fait de lui le centre du monde, et considère l’humanité comme la cause finale des choses, ne devrait pas être aveugle. Car au fil des siècles sa cécité légitima les praxis de la civilisation industrielle dont l’écologie indexe aujourd’hui les effets néfastes.

Hélas, le productivisme et le culte consumériste de l’ère industrielle ont à tel point accentué la cécité humaine que sans un effort résolu de « retour aux choses mêmes », poser le regard sur les évidences indiscutées du monde devient un exploit, l’habitude ayant été prise pour les vérités les plus obvies de devenir les moins perceptibles, en raison de leur éclat aveuglant. La pédagogie de l’éducation du regard, chère aux phénoménologues, reste donc un précieux impératif.

III – L’évolutionnisme théocentrique

Dans son orthodoxie la plus éclairée, la théorie évolutionniste ne ratifie pas aveuglément le continuisme trans-phylétique bête-homme, contrairement aux convictions des pionniers, les disciples de Darwin, qui embastillèrent l’évolutionnisme dans le paradigme mécaniciste. Car ils sentirent la vérité évolutionniste, mais ne purent l’exprimer sans trop de balbutiements et d’approximations.

Or une théorie évolutionniste éclairée laisse de la place pour une Cause première et de possibles déductions philosophiques, au lieu d’évacuer dogmatiquement la question d’un être suprême opérant dans le mouvement évolutif. C’est ainsi que évolutionnisme et créationnisme ne seront pas antinomiques et irréconciliables chez Teilhard de Chardin : la création est continuée, et l’évolution est créatrice. Descartes et Bergson le pressentaient. Teilhard développera un évolutionnisme spiritualiste qui ne nie pas l’intervention du Créateur et ne prouve rien contre Dieu. Au contraire n’est-ce pas Lui qui a insufflé dans la matière une vertu évolutive ?

À rebours des courants athées, son évolutionnisme finaliste nourri d’eschatologie souligne le rôle de la transcendance, conciliant ainsi le créationnisme avec la réalité factuelle, visible et manifeste de l’évolutif ; ceci non par simple exercice spéculatif, mais à la faveur de longues et patientes enquêtes scientifiques. C’est à la faveur de son caractère scientifique que cette théorie emporta la conviction de Teilhard, alors que par principe et par tradition, aucun prélat n’est disposé à ratifier une vision du monde contre laquelle règnent la prévention et l’endoctrinement. Si le Teilhard d’avant 1908 adhéra aux idées anti-évolutionnistes, c’est parce qu’il n’était pas encore un savant confirmé. Mais une fois devenu un paléontologue éminent[18], il sera bien placé pour cerner la véracité de l’évolutionnisme. Aussi bien développera-t-il une intelligence plutôt scientifique du créationnisme ; d’où sa cosmogonie évolutionniste. Son regard aura été définitivement dessillé à la véracité de cette théorie[19] pendant son séjour studieux et méditatif de quatre ans à Hasting en Angleterre, de 1908 à 1912, pendant lequel son intelligence se trouva fondamentalement bouleversée, comme le rappelle Ursula King[20].

Dorénavant Teilhard, devenu titan de la recherche scientifique, saura toujours que, conformément à l’hylémorphisme cher à Aristote et Hippocrate, l’explication de la genèse des formes vivantes ne peut exclure la dimension métaphysique : la matière n’est pas une causa sui. C’est Dieu qui informe la matière cosmique ; c’est Lui qui affecte forme à la matière ; la Nature agit comme par procuration de la divinité. François Jacob l’a rappelé éloquemment : « Quand une chose est créée, c’est la forme qui commence. Quand cette chose périt, seule la forme disparaît, non la matière. Car si la matière elle-même s’évanouissait, depuis longtemps déjà le monde aurait disparu ; il se serait usé. Ce qui place la forme dans la matière, pour créer des astres, des pierres ou des êtres, c’est la Nature. Mais celle-ci ne représente qu’un agent d’exécution, un principe opérant sous la direction de Dieu »[21].

Cette intelligence de la matière telle qu’elle est animée jusques dans ses formes élémentaires est caractéristique du néoplatonisme plotinien qui accréditait l’hylémorphisme ainsi que le finalisme du mouvement évolutif, en affirmant que c’est l’Âme universelle l’instance qui communique forme, vie et mouvement aux êtres matériels.

Au total

À la lumière de l’évolutionnisme spiritualiste qui substitue le christocentrisme à l’anthropocentrisme en plaçant le Christ cosmique au centre de toute interprétation de l’histoire, il appert que l’homme, bien qu’étant la plus grande valeur intra-cosmique, n’est pas une valeur absolue, n’étant déjà pas une causa sui. L’auto-propriété humaine, premier droit de l’homme, n’est même pas un droit absolu. C’est un droit relatif, puisque l’homme est une propriété de la Nature, ou plutôt de Dieu, pour emprunter à la Bible. Seul Dieu est le centre du monde.

Au demeurant, il faut admettre que la question évolutionniste est trop sérieuse pour être close précipitamment comme l’ont tenté les tenants du créationnisme fixiste ; presque frauduleusement, c’est-à-dire en essayant de censurer l’argument scientifique. Leur créationnisme qui domina durablement la pensée humaine en abordant la Bible de façon littéraliste, ne peut qu’être en perte de vitesse, au profit de l’évolutionnisme, comme c’est le cas à la faveur des progrès de la recherche scientifique, puisque la démonstrativité et la force de persuasion du discours évolutionniste lui donnent l’avantage de la crédibilité, tandis que le discours créationniste n’est guère de caractère argumenté. Étant simplement déclaratif et dogmatique, il restera un préjugé aussi longtemps qu’il ne sera pas étayé par un vrai argumentaire. Car édifié par les découvertes géologiques, paléontologiques, archéologiques et biologiques, la conscience humaine devient sans cesse sceptique au discours fixiste qui se réclame du Livre de la Genèse, dont Teilhard disqualifiait déjà l’exégèse littéraliste : « La lettre de la Bible nous montre le Créateur façonnant le corps de l’homme avec la terre. L’observation consciencieuse du monde tend à nous faire apercevoir aujourd’hui que, par cette ‘terre’ il faudrait entendre une substance élaborée lentement par la totalité des choses, de sorte que l’homme, devrions-nous dire, a été tiré non pas précisément d’un peu de matière amorphe, mais d’un effort prolongé de la ‘Terre’ toute entière »[22].

[1] La Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement ne devrait pas tomber dans les oubliettes ; elle demeure d’une haute actualité http://www.un.org/french/events/rio92/rio-fp.htm
[2] Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation (Paris : GF-Flammarion, 1966), 35.
[3] Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain (Paris : Les Éditions du Seuil, 1955), 343.
[4] Pierre Teilhard de Chardin, Le Cœur de la matière (Paris : Les Éditions du Seuil, 1976), 22.
[5] Cf. Maurice Blondel, L’Etre et les êtres. Essai d’ontologie concrète et intégrale (Paris : PUF, 1963).
[6] Henri Bergson, La Pensée et le mouvant (Paris : Quadrige/Puf, 1998), 275.
[7] Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain (Paris : Les Éditions du Seuil, 1955), 209.
[8] Cf. Dieudonné Zognong, L’éthique des droits de l’homme chez Teilhard de Chardin : de l’évolutionnisme à l’humanisme juridique (Paris : L’Harmattan, 2012).
[9] Cf. Hans Jonas, Le Principe Responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique (Paris : Les Editions du Cerf, 1990).
[10] Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain (Paris : Les Éditions du Seuil, 1955), 30.
[11] Pierre Teilhard de Chardin, La Vision du passé (Paris : Les Éditions du Seuil, 1957), 305.
[12] Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain (Paris : Les Éditions du Seuil, 1955), 103.
[13] E. Morin, La Méthode, t. I : La Nature de la Nature (Paris : Éditions du Seuil, 1977), 375.
[14] Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain (Paris : Les Éditions du Seuil, 1955), 282.
[15] Ibid., 105.
[16] James Lovelock, La Terre est un être vivant : l’hypothèse gaïa (Monaco : Éditions du Rocher, 1990), 14.
[17] Cf. Auguste Meessen, « Des signes de civilisations extraterrestres ? » in Revue des questions scientifiques, Société Scientifique de Bruxelles, 1985, 156 (4) : 443-481, puis 1986, 157: 149-178.
[18] On sait que son œuvre scientifique fut récompensée par plusieurs prix prestigieux,  dont le prix Gaudry en 1952.
[19] Cf. Pierre Teilhard de Chardin, Science et Christ (Paris : Éditions du Seuil, 1965).
[20] Ursula King, “A Vision Transformed: Teilhard de Chardin’s Evolutionary Awakening at Hastings”, The Heythrop Journal, Vol. 54, Issue 4, 591 (2013), 590–605.
[21] François Jacob, La Logique du vivant : une histoire de l’hérédité (Paris : Gallimard, 1970), 28.
[22] Pierre Teilhard de Chardin, L’Apparition de l’homme (Paris : Les Éditions du Seuil, 1956), 49.
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Le sens heideggérien de la vie

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