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La norme

Actes du XXXIIe congrès international de l’ASPLF, Carthage, du 28 août au 1er sept 2008publiés dans L’universel et devenir de l’humain, édités par Ali Chenoufi, Taoufik Cherif, Salah Mosbah,
Association tunisienne des études philosophiques, Tunis, 2010, pp. 305-312.

La norme ! Ce thème peut paraître vaste et pour le moins vague. Et de fait, la notion recouvre des acceptions en mathématique, en technique, en économie, en sciences sociales, en théologie, etc. Au-delà de ces sens et usages, la notion de norme se ramène au principe discriminatoire auquel se réfère implicitement ou explicitement tout jugement axiologique dans l’ordre éthique (le bien), esthétique (le beau), logique et épistémologique (le vrai). L’idée de norme, du latin norma, équerre, règle, implique nécessairement l’appel de la diversité à l’unicité d’un référentiel idéal ou abstrait qui peut être loi, but, standard, modèle, nature, selon le cas. L’hypostasie de « l’universel » en norme par contraste avec la concrète diversité des peuples, des cultures et des civilisations est par exemple le référentiel théorique qui travaille la mondialisation dont l’implacable processus n’apaise pas toujours les identités en formation, et en quête de normes. La recherche des rapports entre « l’universel et le devenir de l’humain » pourrait dès lors recevoir un éclairage des interrogations et de la réflexion sur la norme, dans leur double dimension « scolastique » et « cosmique ». Une question de droit, celle de l’étiologique du référentiel (à prétention absolue !) en matière de norme, se formule ainsi : qu’est-ce qui légitime l’émergence et l’acceptation d’une norme et de sa source dans un ensemble structuré, fût-il par ailleurs statique ou dynamique ? L’unicité de la structure implique-t-elle nécessairement celle de la norme ? Si dans l’« universel » il y a l’idée de l’Un qui s’offre d’emblée comme la référence, faut-il dire que l’universel c’est la norme ? Enfin, une question normative : quelle théorie de la norme pour le devenir de l’humain au début du troisième millénaire marqué par « la crise » proclamée de la raison et la propension au relativisme ?

I- La norme et la question de sa légitimation : le recours à la raison

Par une paraphrase de Kant, nous pouvons mieux préciser l’objet de notre première attitude : la norme, où est-elle, qui la possède et à quoi peut-on la connaître ?[1] En effet, si nous sommes en classe avec une trentaine d’étudiants à qui nous demandons quelle est la plus belle couleur de l’arc-en-ciel, ils fourniront sans doute des réponses variées qui couvriront la totalité des sept couleurs. Mais dès qu’on demande combien font 3 fois 12, toute la classe répond 36. C’est en effet la raison qui rend son jugement dans la seconde réponse ; c’est elle qui met les étudiants en accord. La raison se dit en opposition radicale avec le sentiment et la perception qui sont sollicités dans l’appréciation des couleurs et des goûts. On peut donc affirmer que la raison est universelle, justement parce qu’elle a vocation à s’appliquer à des objets de nature universelle. Il n’en est absolument pas de même pour les autres instances normatives telles que mythes, traditions, arts et religions, qui pourraient justifier un retournement du proverbe allemand : « Andere Leute, andere Sitten » (Autres peuples, autres mœurs) en « Autres peuples, autre normes ». Pour ce qui est de l’instance normative que constitue la raison, l’histoire de la pensée humaine, jusqu’au XIXe siècle est marquée par la célébration et le culte de la rationalité. On connaît les points culminants d’une topographie du rationalisme : 1- le moment de Descartes qui souligne l’unité de l’esprit humain, l’universalité du « bon sens » et la puissance de la raison, lumière naturelle qui pourrait même fournir des réponses aux questions métaphysiques (démontrer l’existence de Dieu ainsi que la réelle distinction entre l’âme et le corps). Lui-même cartésien, Spinoza considère le vrai comme « la norme ». 2- Les Lumières insistent sur la confiance en l’homme autodéterminé et gouverné par la raison au détriment de la nature et des autres pouvoirs. Chez Kant par exemple, la raison est la norme universelle aussi bien dans l’ordre de la connaissance que dans celui de l’action, dans la mesure où elle est l’autorité législatrice suprême qui fixe les règles et les critères du vrai, du bien et du juste. 3- Enfin, la Révolution industrielle signe l’essor du développement technoscientifique et matériel du monde occidental moderne.

Ainsi le secret de l’incontestable succès multiforme du monde occidental réside essentiellement dans l’effort qu’il a produit pour considérer la raison comme la norme. Ce qui a entraîné deux conséquences majeures : premièrement, la rationalisation du rapport de l’homme avec la nature ; celle-ci étant alors désenchantée et inanimée, constitue un objet de réponse aux besoins de l’homme ; deuxièmement, la rationalisation du vivre ensemble qui a pour principal effet la démocratisation de la vie politique.

A partir de ce développement, on constate que la norme se légitime par la raison qui constitue elle-même une instance normative[2] et de légitimation. Mais la norme sous-entend aussi une notion de pouvoir. En effet, pour qu’une norme, une règle, y compris la raison qui s’impose comme norme, entre en vigueur dans une collectivité, elle doit être acceptée par la majorité (loi du plus grand nombre) ou imposée par un pouvoir (loi du plus fort). Une personne vivant hors norme est rejetée par les autres. Elle se retrouve alors à la marge de la société. Elle est ostracisée, marginalisée ou bannie. Les normes sont bien souvent inscrites dans l’inconscient collectif. Ainsi, par la volonté de certains acteurs, ou tout simplement par l’éducation et l’effet des habitudes, l’être humain a tendance à édicter des normes, précisant le « normal » et le « pathologique ». Ces normes varient fortement avec les époques, les individus et de manières plus générales les sociétés. A cet égard, la norme se distingue clairement de « l’universel » qui désigne ce qui est commun à l’ensemble des êtres humains et s’applique à la totalité des êtres ou des objets considérés sans aucune exception. Aussi peut-on dire que la norme est dans l’histoire tandis que l’universel est hors de l’histoire.

Donc, en réalité les normes, au contraire des propositions, ne sont ni vraies ni fausses puisqu’elles ne se proposent pas de décrire quelque chose, mais de prescrire, de créer ou de changer certaines caractéristiques d’une chose. La norme se légitime donc essentiellement par le consensus. Elle est de nature conventionnelle « …et la « raison » n’est pas une chose, mais une fonction liée à la structure du cerveau humain, fonction qui se transforme avec les connaissances qu’elle traite »[3]. Cette conventionalité de la norme (qui ne s’applique pas à l’universel) explique-t-elle la crise de la raison proclamée par certains penseurs contemporains ?

II- L’idée d’une « crise » de la raison comme racine du relativisme

Faut-il poser un diagnostic de crise de la raison qui serait aussi celui de la crise d’une norme ? Telle est la question qui oriente notre seconde attitude. « On parle de crise à chaque fois que les composantes d’un dispositif quelconque, qui concouraient harmonieusement au maintien dans l’existence et à la réalisation des fins, commencent à se séparer, à diverger, à travailler l’un contre l’autre, ou menacent de rendre leur tablier (…). Tant qu’il s’agit seulement d’une crise, la situation reste en principe réversible (…). Le type de division qui engendre une crise relève donc de la contradiction interne, laquelle engendre un processus de désintégration, de décomposition, au risque de dissolution complète »[4]. A la lumière de cette définition de la crise, la réponse à notre question sur le diagnostic de crise de la raison trouve une réponse affirmative dans la pensée dite « postmoderne ». Et pour cause, les XIXe et XXe siècles montrent que la philosophie s’attaque à elle-même (comme un animal qui se mordrait la queue) en ébranlant ses fondements les plus assurés : l’autonomie du sujet, le souci pour l’universel, la suprématie de la raison dans l’effort de compréhension, d’explication de la réalité humaine et d’élucidation du réel, etc.

La philosophie du soupçon (Marx, Nietzsche, Freud), la « mort » de l’homme (Claude Lévi-Strauss) ou la « fin » de l’Europe (Martin Heidegger), sont des thématiques récentes, toutes bon marché ; la pensée structuraliste et post-structuraliste, les sciences humaines en général et certaines spiritualités dites nouvelles, etc., sont autant d’instances théoriques qui développent de nouveaux discours sur l’homme et le monde. Ces nouveaux discours et thématiques se caractérisent par la remise en question tantôt de la conscience, tantôt de l’unité physique et psychique de la réalité humaine, ou encore de la rationalité. Ainsi, la crise de la raison est un thème dominant de la pensée contemporaine. Elle met « en question jusqu’à la possibilité même d’une connaissance scientifique »[5]. « Grâce à Foucault, en particulier, et au courant « post-structuraliste » dont il est l’initiateur, le débat sur le fondement de la raison, sur ses pouvoirs et son avenir est devenu (…) le débat primordial de la philosophie actuelle »[6].

« L’agonie du rationnel et l’universel », voilà le sujet traité par Alexis Philonenko dans sa conférence plénière à ce Congrès de Carthage. En lui seul, le thème illustre l’idée d’un malaise de la raison. Mais si l’agonie ou la crise n’était pas si loin de la mort, mon actuel propos serait complètement irrationnel. Esquisser un schéma thérapeutique pour ce grand malade que serait la raison, c’est d’abord diagnostiquer et déterminer les vecteurs du mal dont elle souffrirait. Dans « La raison en question »[7], Christian Delacampagne s’efforce de retracer les sources, les théories, les manifestations et les implications de cette « maladie » de la raison. A le lire, on peut conclure que la raison est essentiellement malade de la philosophie occidentale ; et c’est une tendance de cette discipline dans un contexte socio-culturel déterminé qui déclare la raison en crise. Prenons deux philosophes contemporains pour illustrer.

Auteur des Conséquences du pragmatisme, Rorty développe dès 1977 une conception de la rationalité qui revient à dénier à celle-ci toute essence permanente. « Si Kuhn et Foucault montrent que la vérité a une histoire, si Derrida observe que la métaphysique occidentale se « déconstruit » elle-même, Richard Rorty fait un pas de plus : il dénonce comme « illusoire » toute tentative pour fonder la raison sur un sol stable »[8]. Du coup, réduisant la science et la philosophie au rang de simples pratiques « culturelles », il condamne sans appel leur prétention à dire le vrai : une telle prétention ne lui paraît pas seulement irréalisable, mais dans son principe même, injustifiable et inutile. Depuis lors, Rorty se tient sur le point le plus avancé qu’ait atteint, aujourd’hui, le relativisme historique dont il est aux USA, le principal représentant. Car pour ce qui est de Thomas Kuhn auquel il se rapproche, celui-ci ne doute ni de l’objectivité de la raison, ni du fait que la science constitue la forme la plus haute de rationalité. Tout au plus concède-t-il que le progrès scientifique ne saurait être conçu comme un processus par lequel l’esprit humain se rapprocherait inéluctablement d’une « vérité » préexistante – puisque la définition de la vérité dépend toujours en partie du langage, donc de l’histoire. Gilles Deleuze, comme d’ailleurs Nietzsche, prend acte du fait qu’en l’absence de tout critère objectif du vrai, seule existe la « volonté de vérité » du philosophe ; elle offre à celui-ci la faculté d’affirmer son langage personnel, donc de créer ses propres concepts, sans avoir à les référer à une norme transcendante, par définition introuvable.

Le dernier livre de Paul K. Feyerabend, Adieu la raison (1987), renforce la théorie de Rorty. Il rejette tout fondement de la raison et de la science[9] comme principe d’universalisme. « L’hypothèse qu’il existe des règles (des critères ?) de connaissance et d’action universellement valides et contraignantes est un cas particulier d’une croyance dont l’influence s’étend bien au-delà du champ des débats intellectuels. Cette croyance (…) peut se formuler de la manière suivante : il existe une bonne manière de vivre et le monde doit être organisé pour s’y conformer. C’est cette croyance qui a donné leur impulsion aux conquêtes musulmanes ; elle a soutenu les croisés dans leur bataille sanglantes ; elle a guidé les découvreurs de nouveaux continents ; elle a aiguisé la guillotine et elle fournit son carburant aux débats sans fin des défenseurs libertaires et/ou marxistes de la Science, de la Liberté et de la Dignité. Évidemment, chaque mouvement donne à cette croyance un contenu particulier qui lui est propre ; ce contenu change dès que des difficultés surgissent et se pervertit dès que des avantages personnels ou de groupes sont impliqués. Mais l’idée que ce contenu existe bel et bien, qu’il est universellement valide et qu’il justifie une attitude interventionniste a toujours joué et joue encore un rôle important (…). On peut supposer que l’idée est une survivance d’époques où les affaires importantes étaient dirigées à partir d’un centre unique, un roi ou un dieu jaloux, soutenant et conférant autorité à une vision du monde unique. On peut supposer encore que la Raison et la Rationalité sont des pouvoirs de même nature et qu’ils sont entourés d’une aura identique à celles dont jouirent les dieux, les rois, les tyrans et leurs lois sans pitié. Le contenu s’est évaporé ; l’aura reste et permet aux pouvoirs de survivre.

L’absence de contenu constitue un avantage fantastique qui permet à des groupes particuliers de s’autoproclamer « rationalistes », de prétendre que leurs succès sont dus à la Raison et d’utiliser la force ainsi mobilisée pour supprimer des développements contraires à leurs intérêts. Inutile de dire que la plupart de ces prétentions sont fausses »[10].

Ainsi, « Les Lumières, autre don prétendu de la Raison, c’est un slogan et non une réalité »[11]. Beaucoup de choses ont été réalisées en dépit de la raison et non grâce à elle ; elle a laissé des cicatrices dans l’histoire et est donc, du moins partiellement, responsables des abus qui se sont propagés en son nom. Et Feyerabend d’insister sur « la fausse conscience engendrée par la présence de cette instance trompeuse ». Il montre que le rationalisme n’a pas de contenu identifiable, que la raison n’a pas de programme reconnaissable en dehors et au-dessus des principes du parti qui, par hasard, s’est approprié son nom. « Son seul effet actuel est de contribuer à la tendance générale vers la monotonie. Il est temps de désengager la Raison de cette tendance et, comme elle s’est profondément compromise par association, de lui faire nos adieux »[12].

Développant la thèse selon laquelle le sens des mots « rationalité » et « objectivité », étroitement lié à l’évolution de notre culture, peut varier selon les lieux et les époques, Feyerabend propose de mettre l’art, la science et la philosophie sur le même plan et de ne plus les considérer comme des activités « imitatives » mais comme des activités « créatrices ».

Tel serait, certes schématiquement, le diagnostic de la crise de la raison, chère à une tendance de la pensée contemporaine. L’objet de notre propos ne consiste pas à discuter cette « crise » en tant que telle. Ce qui n’empêche pas de souligner la difficulté qu’il y aurait à croire à la crise de la raison du moment que cette crise ne peut s’établir sans la raison qui a seule la capacité de déterminer les valeurs et de différencier le mieux du pire. Il est à ce égard très significatif que Feyerabend précise, au demeurant, que l’« adieu » dont il est question dans son titre ne signifie pas qu’il nous faille renoncer à nous comporter comme des être rationnels. Il importe simplement de reconnaître que selon le contexte, la notion de comportement rationnel peut recouvrir des conduites bien différentes[13]. En effet, une crise de la raison serait encore un problème pour la raison. Mais cela dit, n’oublions pas que la raison n’a pas réponse à toutes les questions que se pose l’humanité et il est aussi bien excessif, pour parler comme Pascal, de n’admettre que la raison que d’exclure la raison. Ce qui serait par contre moins contestable c’est ce qui caractérise notre temps actuel : la montée du relativisme dans la pensée et dans les mœurs. Cette montée constitue un problème pour l’idée de norme et pour son exigence par rapport au devenir de l’humain. Donc, la question demeure celle de savoir où se trouve la norme.

III- L’exemplarité de l’agir comme norme universalisable

Notre dernière attitude part également d’une question : au-delà de la controverse sur la crise supposée ou réelle de la raison, quelle solution convient-il à la montée du relativisme qui est un problème pour l’idée de norme et un contre poids à celle de l’universel ? Autrement dit, quelle norme pour le devenir de l’humain qui ne saurait, en aucun cas de figure, s’en passer ? C’est dire qu’il y aura toujours une norme ; on ne peut vivre, ni agir sans norme. Et même dans les cas où la norme est écartée, c’est pour que l’écart se normalise ; on peut alors voir l’écart s’ériger en norme. Il en est ainsi de certains changements (notamment sociaux) qui prennent d’abord la forme du « pathologique » jetant un défi au « normal ».

Selon l’adage, « l’exemple vaut mieux que la leçon ». Ce qui est plus vrai dans le domaine de l’action, de la morale et de l’éthique que partout ailleurs. En fait, hormis les moments où l’on se trompe ou agit inconsciemment, nos actes disent mieux notre pensée que tous nos discours. Aussi, une réponse à la question de l’exigence d’un référentiel normatif indispensable et crédible par rapport au devenir de l’humain devrait subordonner la piste discursive à l’exemplarité de l’agir. Celle-ci ne se démontre pas mais elle se montre. Les Deux sources de la morale et de la religion (1932), de Bergson apprend à son lecteur que les concepts moraux, eux aussi, peuvent faire l’objet d’une justification à la fois rationnelle et expérimentale. Bergson y distingue la morale théorique qui est objet de démonstrations discursives et rationnelles de l’action morale qui est objet d’expérience vécue ; il distingue la source sociale d’une morale faite de lois et d’obligation de la source mystique, celle de la morale d’aspiration et d’appel. Les deux morales se réfèrent toujours aux normes : mais tandis que d’un côté les normes sont statiques et closes, du côté de la morale de l’aspiration, la norme est dynamique et ouverte : le héros ou l’authentique mystique[14], homme charismatique, constitue la norme par l’exceptionnalité de son personnage. Traverser le monde, les continents pour prêcher la morale et donner des leçons aux autres paraît moins efficace et d’ailleurs plus facile que de s’offrir soi-même en norme par l’exemplarité de l’agir. Mais l’exemplarité de l’agir est la propriété des mystiques, ces « grands entraîneurs de l’humanité qui ont forcé les barrières de la cité »[15], elle est l’œuvre des individualités exceptionnelles ou des « héros » charismatiques qui laissent le soin à leurs actes de dire leurs pensées morales. Ces actes, tout comme la pensée qui en découle sont loin d’être irrationnels. Bergson retient l’héritage de Kant et précise que « La vie morale sera une vie rationnelle »[16]. On pourrait admettre que les actes moraux d’envergure s’inspirent d’une vision suprarationnelle propres à la nature et à la démarche des mystiques. « De tout temps ont surgi des hommes exceptionnels en lesquels cette morale s’incarnait »[17]. Mais ces hommes de bien, créateurs et inventeurs des nouveaux modèles de savoir, de savoir être et d’action, sont rares. Les réformateurs moraux ne surgissent pas selon nos divisions en Etats souverains et en sociétés autonomes. Ils n’en constituent pas moins, du fait même de leur rareté, des normes vivantes susceptibles d’indiquer le sens de l’universalité à venir. En effet, « Si l’on s’en tient au mysticisme vrai, on le jugera incompatible avec l’impérialisme »[18]. L’avènement de l’universalisme vrai se heurte simplement au réflexe impérialiste des peuples ou des nations qui s’estiment en position de « force » par rapport aux autres.

Au demeurant, la norme, où est-elle, qui la possède et à quoi peut-on la connaître ? La recherche d’une réponse à cette préoccupation nous a confronté à un débat, central pour la pensée contemporaine, entre rationalisme et relativisme : il consiste à savoir si un fondement solide peut être trouvé pour la raison qui a seule la vocation d’une norme universalisable, ou bien si celle-ci ne constitue qu’un modèle culturel parmi d’autres, ne possédant qu’une supériorité relative, voire aucune supériorité du tout, sur d’autres modèles historiquement possibles[19]. Nous avons fondé notre démarche sur le constat selon lequel l’effort de relativiser la raison est encore une entreprise rationnelle. Le rejet de toute conception objective de la norme entraîne pour le devenir de l’humain d’énormes dangers ; ceux-ci sont d’autant plus visibles que les valeurs morales les moins contestables sont simplement remises en cause aujourd’hui. « La résurgence, aux quatre coins de la planète, du racisme et du nationalisme ethnique – qui furent les principaux ingrédients du national-socialisme hitlérien -, celle des fondamentalismes religieux de toutes sortes, par définition hostiles à la liberté de pensée, le foisonnement des sectes, l’explosion générale de crédulité et d’irrationalisme, pour ne rien dire du risque que constitue la diffusion, par les médias audiovisuels, d’idées standardisées anesthésiant l’esprit critique – tous ces phénomènes ne sont-ils pas de nature à faire craindre le triomphe, à l’échelle mondiale, d’une véritable régression obscurantiste[20] ? Contre une telle régression, le seul barrage possible demeure, malgré sa fragilité, le retour aux idéaux des Lumières – nécessairement revus et corrigés – ainsi qu’à la pratique de la discussion rationnellement argumentée. Pratique et idéaux qui, historiquement, forment le noyau de ce qu’on appelle « philosophie ». Et qui seuls peuvent donner au nécessaire combat pour le respect de l’homme le fondement universel qui semble lui manquer »[21]. Aussi, sans oublier les insuffisances de la raison – qui pourraient d’ailleurs se combler par l’action suprarationnelle dans la direction indiquée par les mystiques -, nous pensons que celle-ci demeure le seul recours valable pour une réponse crédible à la question de la norme, surtout face à la pression qu’exerce le retour de l’obscurantisme en ce début de troisième millénaire.

Bibliographie

Ordre alphabétique des auteurs

  • Bergson (Henri), Les Deux sources de la morale et de la religion (1932), Paris, PUF, 218e édition, 1984.
  • Delacampagne (Christian), Histoire de la philosophie au XXe siècle, Paris, Ed. du Seuil, 2000.
  • Feyerabend (Paul K.), Adieu la raison (1987), trad. franç., Paris, Ed. du Seuil, 1989.
  • Folscheid (Dominique), Sexe mécanique. La crise contemporaine de la sexualité, Paris, La table ronde, 2002.
  • Kant (Emmanuel), Critique de la raison pure (1781), trad. fr. avec notes par Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, PUF, 11e édit. 1986
  • Kenmogne (Emile), « Mécanique, mystique et téléologie de l’histoire contemporaine », in Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Douala, vol. 3, n°8 et 9, 2005, p. 243.
  • Kuhn (Thomas), La structure des révolutions scientifiques, trad. franç., Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1983.
  • Kuhn (Thomas), La tension essentielle, trad. franç., Paris, Gallimard, 1990.
  • Laborit (Henri), « Les aventures de la raison et de la pensée… », dans Le monde aujourd’hui, 29-30 juillet 1984.
  • Putnam (Hilary), Le réalisme à visage humain (1990), trad. franç., Paris, Ed. du Seuil, 1994.
  • Rorty (Richard), Conséquences du pragmatisme, trad. franç., Paris, Ed. du Seuil, 1993.

Site Web consulté

Notes

[1] Kant écrit exactement : « Jusqu’ici on ne peut apprendre aucune philosophie ; car où est-elle, qui la possède et à quoi peut-on la connaître ? On ne peut qu’apprendre à philosopher, c’est-à-dire à exercer le talent de la raison dans l’application de ses principes généraux à certaines tentatives qui se présentent, mais toujours avec la réserve du droit qu’a la raison de rechercher ces principes eux-mêmes à leurs sources et de les confirmer ou de les rejeter. » (Critique de la raison pure (1781), trad. fr. avec notes par Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, PUF, 11e édit. 1986, p. 561).
[2] Par exemple, dans l’histoire de la philosophie politique, Hobbes, Locke et Spinoza conseillent le contrat social pour sortir de l’état de nature comme réponse et solution de la raison à la violence physique. Le recours à la raison comme norme justifie l’instauration de la morale, de la loi et de l’Etat. Mais aujourd’hui, c’est à l’intérieur même de l’Etat, parfois au nom de la morale et de la raison qu’on assiste au développement de nouvelles formes insidieuses de violence : – les violences morales (injustice, rejet du droit national et international), – les violences spirituelles (sectes, déchéance spirituelle en pays pauvres ou riches), – la crise des valeurs et de la culture. Si l’ancien contrat visait la fin de la violence envisagée dans sa dimension uniquement physique, il faudrait aujourd’hui un nouveau contrat social face à la prostitution des normes qui explique les nouvelles violences.
[3] Laborit (Henri), « Les aventures de la raison et de la pensée… », dans Le monde aujourd’hui, 29-30 juillet 1984, p. XIII.
[4] Folscheid (Dominique), Sexe mécanique. La crise contemporaine de la sexualité, Paris, La table ronde, 2002, p. 13.
[5] Delacampagne (Christian), Histoire de la philosophie au XXe siècle, Paris, Ed. du Seuil, 2000, p. 333.
[6] Idem, pp. 333-334.
[7] Idem, pp. 303-367.
[8] Idem, p. 347.
[9] Les travaux de chercheurs qui ont étudié les réalisations matérielles et spirituelles des peuples indigènes, nous font constater qu’« il n’y a rien dans la nature de la science qui exclue la diversité culturelle. La diversité culturelle ne s’oppose pas à la science entendue comme une recherche libre et sans restriction, elle s’oppose aux philosophies telles que le « rationalisme » ou « l’humanisme scientifique » et à une instance, appelée parfois Raison, qui utilise une image glacée et distordue de la science pour justifier l’adhésion à ses propres croyances antédiluviennes. » (Adieu la raison, p 20). Souligné par Feyerabend.
[10] Feyerabend (Paul K.), Adieu la raison, p. 18.
[11] Idem, p. 18. « Les Lumières, écrivait Kant (…) « représente la libération de l’homme de l’immaturité qu’il s’impose à lui-même. L’immaturité représente l’incapacité humaine de faire usage de son entendement sans la direction d’un autre. L’homme s’impose cette immaturité à lui-même dès que sa cause repose non pas sur un manque de raison, mais sur un manque de résolution. ».
Dans ce sens, les Lumières désignent quelque chose de rare aujourd’hui. Les citoyens demandent leur avis aux experts sans faire appel à la pensée indépendante. Voilà ce que veut dire maintenant « être rationnel ». Des parties de plus en plus importantes de la vie des individus, des familles, des villages et des villes sont prises en charge par des spécialistes. Bientôt une personne ne sera plus capable de dire « Je suis déprimée », sans s’entendre dire : « Ainsi, vous vous prenez pour un psychologue ? ». (Paul K. Feyerabend, Adieu la raison, 18-19).
[12] Idem, p. 20.
[13] Delacampagne (Christian), Histoire de la philosophie au XXe siècle, Paris, Ed. du Seuil, 2000, p. 353.
[14] La mystique est une notion sulfureuse et peu attrayante dans un contexte historique marqué lui-même par de nouvelles spiritualités et des organisations ésotériques aux fins inavouables. Au sens où nous l’entendons, le mot n’a rien à voir avec l’acception usité qu’il prend d’ordinaire et par exemple chez Lucien Lévy-Bruhl dans La mentalité primitive, où cet auteur réduit « la mentalité mystique » à la superstition, la magie, l’irrationalisme ou l’animisme. Comme nous l’avons déjà écrit, « La mystique est précisément, en son aspect pratique, un appel à la simplicité, à l’ascétisme, au dépassement de soi, à l’Amour qui implique altruisme, générosité, et repose sur le sentiment de la libération ainsi que sur une volonté d’agir en vue de parachever la création, ou du moins d’y participer ». Voir notre article « Mécanique, mystique et téléologie de l’histoire contemporaine », in Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Douala, vol. 3, n°8 et 9, 2005, p. 243. Ajoutons que le mysticisme ainsi compris, comme raffinement de la spiritualité, se distingue de ce qu’on pourrait appeler « spiritualité rationnelle ou scientifique », il intègre la spiritualité éthique et esthétique, mais n’admet pas comme indispensable condition la spiritualité religieuse. On peut ignorer Dieu sans pour autant être insensible à la vocation divine de l’espèce humaine.
[15] Bergson (Henri), Les Deux sources de la morale et de la religion (1932), Paris, PUF, éd. 1984, p. 55.
[16] Idem, p. 86. La raison chez Bergson demeurant un élément de la conscience, il faudra chercher au-delà de la raison les ressorts essentiels de son pouvoir.
[17] Idem. p. 29.
[18] Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932), Paris, PUF, p. 332.
[19] Mythes, traditions, arts, religions, individus, etc.
[20] Régression justement dénoncée, en France, par Bernard-Henri Lévy (La pureté dangereuse, Paris, Grasset, 1994), l’un des rares philosophes à s’être courageusement engagé en faveur des musulmans bosniaques.
[21] Christian Delacampagne, Op. cit., pp. 371-372.
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