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Jacques Derrida et l’éthique de la déconstruction

Organisé par le Cercaphi (Cercle camerounais de philosophie), le colloque « Vie et éthique, de Bergson à nous » s’est déroulé à l’université de Yaoundé I au Cameroun du 21 au 22 novembre 2013. Les Actes, coédités par Ebénézer Njoh Mouelle et Emile Kenmogne ont été publiés en 2015 sous deux formes : en livre, chez L’Harmattan à Paris, dans la collection « Eclairages philosophiques d’Afrique » que dirige Emile Kenmogne » et en version numérique chez le même éditeur. Les autres textes qui paraissent ici ont été effectivement présentés au colloque et n’ont pas pu s’intégrer dans le volume unique des Actes du colloque, soumis à des contraintes budgétaires.

 

Jacques Derrida et l’éthique de la déconstruction.

 

Hervé Toussaint ONDOUA

ENS/Université de Yaoundé I

Quel effet la déconstruction a-t-elle sur les questions sociales? C’est à cette question que s’attèle à répondre notre communication en présentant les enjeux du déconstructivisme et de son application sur les questions de l’Homme en rapport avec l’éthique. A partir d’une approche de l’analyse textuelle, il est question d’établir que la pratique derridienne de l’écriture apparaît comme une pratique de la pensée qui se développe selon une logique du risque. Derrida met en exergue une autre pensée, une autre écriture. Celle-ci n’est plus transcription ou reproduction des normes traditionnelles, mais ouverture perpétuelle à un autre possible. Dès lors, pour que « le risque en vaille la peine[1] », il faut qu’il soit, d’après Derrida, effectivement « risqué ou risquant[2] ». Il faut prendre le risque pour toutes les « assurances [3]». Et pour bien s’assurer que le risque est pris, il faut négocier avec les assurances, c’est-à-dire toutes les normes, toutes les valeurs, tous les codes qui régissent le discours philosophique pour aboutir ou voir où « ça n’est plus possible.[4] »

Une telle approche a des résonnances sur le plan éthique. Derrida l’illustre à travers un texte de Lévi-Strauss, notamment Le Cru et le cuit. Ce livre met en relief l’opposition entre nature et culture. Cette opposition est « congénitale à la philosophie.[5] ». Elle « est même plus vieille que Platon.[6] » Derrida revient notamment sur les définitions de nature et de culture établies par Lévi-Strauss. Appartient à la nature « ce qui est universel et spontané, ne dépendant d’aucune culture particulière et d’aucune norme déterminée.[7]» Par contre, appartient à la culture « ce qui dépend d’un système de normes réglant la société et pouvant donc varier d’une structure sociale à l’autre.[8] »

Ces deux définitions sont de type traditionnel[9].Mais ces approches entre en contradiction avec ce que Lévi-Strauss désigne par « scandale. [10]» Le scandale est quelque chose qui ne tolère plus l’opposition nature/culture jadis reçue par la tradition. Le scandale est donc la prohibition de l’inceste. La prohibition de l’inceste relève de l’universelle. Dans ce sens, « on pourrait la dire naturelle.[11] » En outre, elle est aussi une prohibition, c’est-à-dire un « système de normes et d’interdits[12] », en ce sens « on devait la dire culturelle.[13] » Résumons-nous : tout ce qui est universel chez l’homme relève de l’ordre de la nature et se caractère par la spontanéité. En sens opposé, tout ce qui est astreint à une norme appartient à la culture et présente les attributs du particulier. En adhérant à cette logique traditionnelle, nous sommes confrontés à un fait : la prohibition de l’inceste. Cette dernière :

Sans la moindre équivoque, et indissolublement réunis, les deux caractères où nous avons reconnu les attributs contradictoires de deux ordres exclusifs : elle constitue par conséquent une règle, mais une règle qui, seule entre toutes les règles sociales, possèdent en même temps un caractère d’universalité.[14] 

En ouvrant son œuvre sur l’inceste, Derrida pense que Lévi-Strauss, s’installe à une différence qui allait toujours de soi. Or cette celle-ci « se trouve effacée ou contestée.[15] » L’inceste ne se laisse plus penser dans l’opposition nature/culture et par conséquent échappe à ces concepts. Aussi nous sortons du système traditionnel avec sa série d’opposition, pour laisser place à « l’impensé.[16] » On ne prête plus au système traditionnel « aucune valeur de vérité.[17] », « ni aucune signification rigoureuse.[18] » Si Derrida partage avec Lévi-Strauss la fin du système binaire qui a toujours caractérisé la philosophie traditionnelle, il pense cependant que le passage au delà de la philosophie et des sciences humaines ne consiste pas « a tourné la page de la philosophie.[19] » Derrida pense à ce sujet qu’on doit penser l’inceste comme le fait Lévi-Strauss dans un jeu. Le jeu est « la disruption de la présence » or « la présence d’un élément est toujours « une référence signifiante et substitutive inscrite dans un système de différences et le mouvement d’une chaîne.[20] » Le jeu est « toujours jeu d’absence et de présence [21]» bien plus, il faut le penser « avant l’alternative de la présence et de l’absence.[22]» Il faut donc penser l’être comme « présence ou absence à partir de la possibilité de jeu.[23] »

Cependant si Lévi-Strauss « à fait apparaître le jeu de la répétition et la répétions du jeu, on s’en perçoit pas moins chez lui, une sorte d’éthique de la présence, de la nostalgie de l’origine [24]» notamment « lorsqu’il se porte vers les sociétés archaïques [25]», lesquelles à ses yeux sont exemplaires.[26] Or, avec Derrida nous sommes tournés vers l’affirmation « d’un monde de signes sans faute, sans vérité, sans origine.[27] » Cette affirmation détermine « le non centre autrement que comme perte du centre.[28] » Nous sommes par conséquent embarqués dans le « hasard absolu[29] » dans « l’indétermination génétique [30]», dans « l’aventure séminale de la trace.[31]» Desubstantialisé, déconstruit, déstructuré, le concept de l’Homme est élargi et éclaté. Le vivant n’est plus ce qu’il était. L’homme post-humain n’est plus défini comme étant à l’image de Dieu. Cette reconsidération cosmique du vivant  conduit à la redéfinition de la personne post-humaine, non plus dans son essence mais dans son incarnation individuelle.[32] Ainsi la créativité humaine produit le réel et par conséquent la volonté des individus d’être ce qu’ils veulent est source de réalité et de droit.[33] Dans le même sens, on peut affirmer que le chantier de l’homme nouveau est donc possible.[34] A partir de là, on peut s’interroger sur la question de la nature concrète de cette nouvelle identité : desubstantialisé, déspécifiée, fluide et plastique. Cette nouvelle identité peut s’illustrer à travers la question sur le genre. Prenant appui sur cette question, Derrida pense qu’il faut prendre le risque de les déconstruire pour les réorienter dans une autre définition, ou précisément une absence de définition, ce qui permettrait à chacun de choisir son genre. Tel est le principe de la « différance ». La « différance » est la différence arrachée au jeu binaire du même et de l’autre. Derrida affirme dans ce sens que l’identité à soi du signifié se dérobe et se déplace sans cesse. Le propre du representamen, c’est d’être soi et un autre, de se produire comme une structure de renvoi, de se distraire de soi. En intégrant le risque, Derrida ouvre un espace à la venue de « l’autre » et engage par là, le « peut-être » d’un autre discours de l’histoire et de la tradition. Nous pouvons conclure que l’éthique de la déconstruction se présente comme un discours du risque. Un tel discours nous installe dans une logique de l’impensé et de l’indétermination. Le discours derridien se présente comme est une pensée qui prend le risque du néant à force de destituer, de déstabiliser les évidences et les certitudes. Par conséquent, il est une légitimation du brouillage des codes rationnels et du post structuralisme. Pour comprendre ce brouillage de code, présentons le mécanisme à partir duquel, la déconstruction opère.

I. La stratégie de la déconstruction

La métaphysique existe au sens du réel authentique. Elle forme sous le sol, le fondement incontournable de toute pensée et se caractérise par une hiérarchisation conflictuelle. Elle valorisera pleinement la réalité non physique c’est à dire intelligible, supérieure au monde empirique et physique .Cette réalité non physique apparaît comme idéale, c’est à dire immatérielle, intangible, vraie. Autrement dit, le dualisme qui caractérise la métaphysique traditionnelle reste indissociable d’une valorisation et d’une hiérarchie. Toute la philosophie occidentale traditionnelle découle d’une suite de couples conceptuels hiérarchisés : vrai/faux, réel /fictif, âme/corps, spirituel/matériel, parole/écriture. Chacune de ces oppositions est complice des autres et constitue un ensemble de valeurs qui dépassent le cadre philosophique : cette binarité dévalorise systématiquement l’un des termes, pensé comme « accident », « parasite », « excrément ». Dans ce sens Derrida affirme : « Ce serait là une démarche classique. On soumettrait le signe à la vérité, le langage à l’être, la parole à la pensée, et l’écriture à la parole.[35] » Derrida s’est intéressé à une opposition. Celle entre l’écriture et la voix. L’approche critique de la déconstruction de Derrida nous montre que ces dualismes ne sont jamais équivalents, mais hiérarchisés. Un pôle est privilégié au dépend du second.

Dans le cas de la voix et de l’écriture, on attribue au parler les qualités possibles, d’originalité, de centre et de présence. Tandis que l’écriture est reléguée au second rang à un statut dérivé. Depuis Platon, le mot écrit doit être considérer seulement comme une représentation du mot dit : c’est ce que Derrida traite de tradition logocentriste de la pensée occidentale. La déconstruction dans ce sens, désigne l’ensemble des techniques et stratégies utilisées par Derrida pour déstabiliser, fissurer, déplacer, les textes. C’est donc dire que la philosophie traditionnelle oppose deux ordres de réalités. C’est cette structure hiérarchisée que Derrida s’emploie à subvertir. Toutefois, déconstruire n’est pas détruire et la déconstruction s’effectue en deux temps. Elle consiste tout d’abord à un point de renversement du dualisme.

A)    La phase de renversement

La déconstruction se caractérise d’abord par un mouvement de renversement. Si l’on considère un couple de concepts métaphysiques comme parole / écriture, esprit /matière, signe/indice, par le biais du renversement, leur déconstruction postule un retournement d’hiérarchie. Autrement dit, il faut d’abord détruire cette institutionnalisation soutenue par la métaphysique traditionnelle. Derrida affirme dans ce sens que la déconstruction est animée d’un mouvement de va et vient entre «genèse et structure, d’un flux et d’un reflux, entre l’histoire de la philosophie et la philosophie de l’histoire.[36] » Il faut donc affirmer la priorité de l’écriture sur la voix, de la matière sur l’esprit, de l’indice sur l’expression. Autrement dit, comme le couple était hiérarchisé, il faut d’abord détruire le rapport de force. Dans un premier temps par exemple, l’écriture doit primer sur la voix, l’autre sur le même, l’absence sur la présence, le sensible sur l’intelligible. Le texte à partir duquel on peut suivre la tentative de Derrida, tendant à prendre les distances vis à vis de la philosophie du sujet, est sa critique de la théorie husserlienne de la signification.

Du point de vue stratégique d’une déconstruction de la conscience, Derrida commence à mettre en relief, la thèse établie par Husserl sur le signe. Ce dernier commence à restituer au signe sa valeur intrinsèque, valeur tronquée par la vieille métaphysique. Celle-ci assimilait l’expression au signe et à l’indice. Rompant avec cette thèse, Husserl établit ne distinction entre expression écrite et indice. Derrida pense que de l’avis de Husserl,

 Il est des signes qui n’expriment rien par ce qu’ils ne transportent (…) rien qu’on ne puisse appeler Bedeutung ou Sinn. Tel est l’indice. Certes, l’indice est un signe comme l’expression. Mais à la différence de cette dernière, il est en tant qu’indice, privé de Bedeutung ou de Sinn.[37] 

Ainsi Husserl distingue le signe qui exprime une signification linguistique de l’indice pur et simple. L’expression extériorise un sens interne et de ce fait, fonctionnant comme un signe, elle reste la sortie hors de soi du sens. En ce qui concerne l’indice, il lui manque cette indépendance vis à vis de la situation qui caractérise l’expression linguistique. Les signes non expressifs ne veulent dire quelque chose que dans la mesure où l’on interprète leur geste. Si les expressions appartiennent à la sphère de la vie psychique, leur sortie cependant ne peut que se présenter dans l’indice, c’est-à-dire qu’après avoir quitté le domaine de l’intériorité. Du coup, l’aspect physique du signe est dévalorisé par rapport à la signification du signe sous forme d’expression. L’expression libérée de tout contact empirique est sublimée en signification pure, car toute extériorité reste un attribut de l’indice. Mais entre les deux, il n’existe aucune relation nécessaire. D’après Habermas, Derrida dans la phase de renversement stratégique pose : « […] le primat transcendantal du signe par rapport à la signification.[38] » Ainsi, Derrida s’oppose à la thèse classique du signe. Celle-ci disqualifie le signe au profit d’une philosophie de l’intuition. Autrement dit, « celle-ci efface le signe en le dérivant, annule la reproduction et la représentation en faisant la modification survenant à une présence simple.[39] » La phase de renversement pour Derrida consiste « à retrouver l’originalité et le caractère non dérivé du signe contre la métaphysique classique. » Mais un simple renversement n’opère qu’un changement de métaphysique, sans pourtant modifier le dualisme. Un déplacement à l’intérieur du cadre logocentrisme ne permet pas pour autant son abolition. Loin de s’arrêter au stade du renversement, la déconstruction, dans son schéma, entend aller au delà de ces oppositions qui gouvernent les hiérarchies philosophiques, d’où sa neutralisation.

B) La phase de neutralisation

Le schéma de neutralisation permet de sortir de toute situation d’hiérarchie. Le terme valorisé à la phase de renversement devient neutre. Autrement dit, nous avons arraché le terme valorisé lors de la première phase à la logique binaire. Ainsi, nous abandonnons les significations antérieures, ancrées dans cette pensée duelle. Aussi, le signe par exemple n’est plus tel qu’on le considérait dans le doublet initial. Il n’est ni l’expression, ni l’indice au sens métaphysique du terme. Dans cette logique, Derrida pense que Husserl est obligé d’assimiler les expressions linguistiques à des réalités objectives destinées à être saisies et remplies par une intuition pleine et présente ; d’où le caractère logo centriste. « En effet, il est clair que, quand nous affirmons que toute expression subjective peut être remplacée par une expression objective, nous ne faisons au fond qu’énoncer ainsi l’absence de limites de la raison objective. [40]» C’est contre cette métaphysique qui considère l’être comme présence, comme présentification que s’érige Derrida. Habermas affirme dans ce sens :

Pour Derrida, la pensée de l’identité d’une expérience vécue authentifiée par la présence, dévoile le noyau métaphysique de la phénoménologie en ce sens que le modèle de l’intuition signifiante rempli par l’intuition fait disparaître précisément la différence temporelle et l’altérité, l’une et l’autre constitutive de l’acte de présentification intuitive du même objet. [41]

Ainsi d’après Habermas, Derrida pense que Husserl est resté aveugle et complice de la thèse fondamentale de la métaphysique occidentale selon laquelle l’idéalité du sens n’est garantie que par la présence vivante de l’expérience immédiate, expérience à laquelle on accède par intuition. Elle est vécue dans un monologue interne de la subjectivité transcendantale. C’est pourquoi, pour Derrida, au point de rencontre de cette présence métaphysique, s’ouvre ipso facto une différence et une altérité qu’il caractérise comme ce qui vient ajourner le sens. Renversé et neutralisé, le dualisme déconstruit se détache d’une hiérarchie où le terme mis en exergue conserverait sa conception ancienne et revêtirait les privilèges logocentriques du terme déchu. Aussi, de l’avis de Derrida : « Quand je me sers effectivement, comme on dit, de mots, que je le fasse ou non à des fins communicatives (…), je dois d’entrée de jeu opérer (dans) une structure de répétition.[42] » C’est dire qu’en raison de cette structure originaire répétitive du signe, l’opposition entre expression et indice commence à s’effacer. Aussi, le signe reste le milieu où l’intention se départit sans retour de l’intuition, le lieu où l’évidence du sens idéal s‘émancipe de la conscience qui la retenait prisonnière. Derrida utilise le préfixe « archi », pour désigner le statut des termes « déconstruits ». Le terme déconstruit perd sa logique métaphysique ou il était tiré.

Ainsi la déconstruction coupe court avec toute référence afin interprétative des textes. La logique du sens marquée par la « différance » est le devenir, la dérive, la circulation universelle des signes. Aussi, différer ce n’est pas être identique, c’est perpétuellement déplacer, déjouer. La « différance » reste la source de toutes les différences. Au fond tout texte est un tissu. Il cache et révèle un sens toujours dérivé. Ainsi, s’il est vrai que la déconstruction s’applique à des textes, il demeure aussi vrai que sa stratégie consiste à faire apparaître dans ces textes définis par une intention de sens univoque et homogène, des termes indécidables. C’est pourquoi la stratégie de déconstruction, par le mécanisme de la « différance », ruine la logique hiérarchique, moniste et dualiste du sens, telle qu’elle se comprenait dans la métaphysique traditionnelle. La stratégie de la déconstruction reste donc une pratique d’écriture qui opère et s’exerce toujours en marge et sur des textes ; il n’y a que des signes. Le signe est arraché à son statut métaphysique. Derrida développe donc une pratique aporétique de la pensée : les différences ne se résolvent pas dans une synthèse, elles fonctionnent ensemble en tant que différences sans être rapportées niées – à une unité synthétique. Penser consiste à s’engager dans l’ambivalence de la pensée : dés lors, l’aporie trouve une place indéniable. Même si l’aporie n’est pas une méthode, il faut dire qu’elle remet en question la pensée dichotomique platonicienne ou la dialectique hégélienne. Dans les deux cas, il s’agit d’une agression contre le pluralisme dans la pensée- dans l’être- par sa réduction forcée au simple et à l’identique.

 II. Jacques Derrida et la question de l’aporie

L’aporie agit sur la logique même de l’opposition et exige que l’on sorte de cette logique : non, évidemment, en s’opposant à l’opposition mais en déplaçant ses frontières, en multipliant ce qui était opposé pour en révéler l’ambivalence, le caractère justement aporétique. Cette expérience aporétique où se joue le sens de la trace en général ne laisse ici place à aucun sujet.

La déconstruction –« cette singulière aporie »- implique donc un renversement de la relation d’opposition et la valorisation de ce qui était nié. Déconstruire, l’opposition, c’est d’abord, à un moment donné, renverser la hiérarchie. Derrida précise que négliger cette phase de renversement, c’est oublier la structure conflictuelle et subordonnant de l’opposition. Le renversement serait insuffisant, s’il ne permettait pas de produire du nouveau, du singulier (sortir du simple renversement). Une pensée aporétique doit réévaluer le concept : celui-ci comme « différance », ou faisceau de différences irréductibles devient l’effet de la trace. Chaque concept apparaît essentiellement local et multiple, non homogène en lui-même ambivalent, aporétique, disséminant. Le concept disséminé marque une multiplicité irréductible et générative. Cet état explique sans doute pourquoi Derrida soit à ce point attentif et scrupuleux dans ses lectures, puisque c’est précisément dans les textes des auteurs qu’il travaille que se trouve les pensées de ceux-ci. Ces pensées ne se bornent pas à un vouloir dire, mais englobent ce qu’ils ont écrit. En ce sens, la pensée ne renvoie pas au vouloir d’un sujet souverain mais elle se développe dans l’anonymat, dans la logique d’une écriture qui fait fonctionner nécessairement un inconscient de la pensée, et donc du texte. Dans ce schéma, quel sens Derrida donne-t-il-à l’homme ?

III. La déconstruction et la question de l’Homme

L’une des caractéristiques de la pensée déconstructrice réside au fait qu’elle s’oppose à la conception traditionnelle de l’Homme. En effet, la conception philosophique traditionnelle de l’essence de l’Homme consiste à le considérer comme un être vivant qui se singularise par certaines facultés spirituelles telles que la pensée, la raison, des autres espèces vivantes qui n’en jouissent pas. L’homme est le « zoon logon echon », le vivant qui dispose du logos c’est -à- dire de la raison et du langage. Il est un animal symbolique. Sa vocation essentielle consiste à exercer et à accomplir cette nature qui lui permet de connaître, c’est – à -dire de se donner une représentation symbolique vraie de la réalité, un tableau discursif qu’il contemple. Suivant cet idéal, la fin suprême de l’Homme est la jouissance d’une connaissance que le discours représente, permet de fixer et de communiquer et qui reflète les structures essentielles de la réalité.

Cet idéal logothéorique, consiste à assigner à l’homme comme fin ultime et seule parfaitement heureuse, la contemplation d’un objet symbolique. Cet objet est conçu comme préexistant au monde sensible et changeant. Il est aussi conçu comme extra ou a linguistique. C’est dans ce sillage que la déconstruction se développe et s’émancipe. Aussi, s’opposant à cette thèse, Derrida se présente comme le pionnier de la « différance. » Ainsi, si elle devrait définir l’Homme, l’archi-écriture derridienne le renverrait à un élément artificieux, échappant à toute tentative de lui assigner une nature ou une essence. En effet, l’Homme chez Derrida n’est pas à chercher dans les méandres de la métaphysique. L’on s’en convaincra aisément, si l’on se rappelle que Derrida s’est illustré dans une déconstruction de l’idéalisme dans toutes ses formes. Par le mécanisme de la « différance » en tant qu’elle déplace et fissure toute présence, l’Homme est toujours en train de se reconstruire ailleurs et autrement. Ainsi, la déconstruction prend ses distances par rapport à l’Homme entendu comme Raison, et donc nous savons avec Descartes qu’elle « est la chose du monde la mieux partagée[43] » L’Homme en tant qu’il est pris dans le mouvement de la « différance », ne peut avoir une essence. Même la raison ne saurait l’embrigader. Il affirme : « D’ailleurs, on ne doit pas dire que la raison est impuissante (…) ; elle est constituée par cette impuissance. [44]» C’est donc dire que, pris dans le flux de la « différance », l’Homme est en construction permanente, et il est en perpétuel devenir. Reporté à la « différance », l’Homme est dépossédé de soi et échappe à toute sorte d’attribut. Antinaturaliste et anti fondamentaliste, la « différance » saisit l’Homme d’une manière techniciste et opérationnaliste. Cette puissance créatrice et radicale de l’humanité, l’écriture, ne l’actualise de facto que symboliquement. C’est pourquoi, la déconstruction reste attentionnée au langage, non comme objet d’étude logique et scientifique, mais comme matière opérée et opérante. Derrida affirme à ce sujet : « L’écriture est donc toujours atonale. La place du sujet y est prise par un autre, elle est dérobée. [45]» Ainsi, l’écriture déplace et déstabilise l’homme. Dés lors, Derrida entérine la finitude humaine et se contente de mimer symboliquement sa transcendance technique et son infinie liberté créatrice.

Le travail subversif de la déconstruction a pour objectif de déblayer les hiérarchies des concepts fondamentaux à renverser les rapports de fondation établis par les philosophes classiques. Du coup, la vérité n’a pas à s’imposer parce qu’elle serait scientifique et donc objective. Avec Derrida, la vérité constitue et subit le mouvement de la « différance ». Différer, c’est perpétuellement déplacer, déjouer, glisser. La déconstruction s’oppose à tout discours et pratique de l’identité. Sa cible, n’est rien d’autre que la pensée occidentale. Cette dernière est placée sous le signe de la puissance de la raison. Les choses n’existent pas dans leur généralité, semble dire Derrida, mais dans leur individualité.

Dès lors, avec Derrida, la vérité se présente comme un tissu de réseaux de sens et de couleurs. Il ne s’articule pas suivant un ordre conventionnel et établi. Le réseau de sens disloque toute organisation et tout ordre en joignant ainsi les textes comme autant d’aphorisme que l’on peut apparier, ceci en fonction de l’orientation de chaque lecteur. Le sens devient pluriel et non plus univoque, comme le pensait les idéalistes traditionnels. C’est pourquoi, il affirme : « L’architecture ne tolère pas l’aphorisme (…) il n’a (…) ni commencement, ni fin, ni fondement, ni finalité, ni bas, ni haut, ni dedans, ni dehors.[46] » Le message qui accompagne toujours la déconstruction, est que tout est secondaire, qu’il n’y a pas de vérité, pas de premier, pas d’immédiat. En effet, l’écriture conserve la vérité en la libérant de toute adhérence à une conscience individuelle. De l’avis de Derrida, « le sens est recueilli dans un signe, celui-ci devient la résistance mondaine et exposée d’une vérité non pensée ». C’est dire que le signe influence le sens. Derrida établit le règne de la relativité et de l’échangeabilité des signes. En effet, dans la « différance », il est impossible d’arrêter le jeu continuel de substitutions signifiantes, d’arrêter son tissage, d’en tracer une marge qui ne soit une nouvelle marque. Les signes de ce fait sont dynamiques, offrent une pluralité de sens et s’opposent à tout discours total, voire totalitaire, animé par Hegel.

En somme, avec Derrida, il n’y a pas de vérité, pas de présence immédiate, car celles-ci sont déjà contaminées. Il n’y a que des représentations des signes et des référents de vérités universelles. A propos de l’écriture derridienne, Gilbert Hottois affirme :

 Le plus souvent l’écriture derridienne ne s’occupe que de la dénonciation de la référence classique. Ainsi l’idée d’un logos essentiellement référentiel, l’idée d’une extralinguisticité ou d’un hors-texte simple ont été depuis ces premiers écrits, une des cibles privilégiées de Derrida. (…). Dans ce contexte, les concepts d’écriture et de littérature prennent une valeur particulière puisqu’ils désignent la possibilité d’une linguisticité susceptible de continuer de fonctionner malgré l’absence ou la disparition définitive du locuteur –auteur et du référé.[47]

Dès lors, la vérité subit donc le flux de « la différance ». Elle est toujours différée.

Les mots, naturellement, réfèrent ou en « citent » d’autres. La grammatologie de Derrida propose que l’écriture soit originaire, au même titre que la voix, tension perpétuelle sans un rapport de force. Par conséquent :

  • L’écriturene peut donc être une reproduction de la voix ou de la langue parlée car aucune (ni l’écriture, ni la langue parlée) n’arrive avant. Aussi, l’écriture n’est pas la simple graphie, mais l’articulation et l’inscription de la trace.
  • La trace est, quant à elle, originaire, non originaire : elle véhicule l’impossibilité de l’origine, d’un centre. Elle est la non-originaire. Elle est :

L’origine absolue du sens en général. Ce qui revient à dire, encore une fois, qu’il n’y a pas d’origine absolue du sens en général. La trace est la « différance » qui ouvre l’apparaître et la signification.[48]. De la nature de cette trace, il ajoute :

 

Si la trace, archi-phénomène de la « mémoire », qu’il faut penser avant l’opposition entre nature et culture, animalité et humanité, etc., appartient au mouvement même de la signification, celle-ci est a priori écrite, qu’on l’inscrive ou non, sous une forme ou sous une autre, dans un élément « sensible » et « spatial », qu’on appelle « extérieur ». Archi-écriture, première possibilité de la parole, puis de la « graphie » au sens étroit, lieu natal de l’ « usurpation » dénoncée depuis Platon jusqu’à Saussure, cette trace est l’ouverture de la première extériorité en général, l’énigmatique rapport du vivant à son autre et d’un dedans à un dehors : l’espacement. Le dehors, extériorité « spatiale » et « objective » dont nous croyons savoir ce qu’elle est comme la chose la plus familière elle-même, n’apparaîtrait pas sans le gramme, sans la différance comme temporalisation, sans la non- présence de l’autre inscrite dans le sens du présent, sans le rapport à la mort comme structure concrète du présent vivant.[49]

La trace apparaît ici comme la « différance ». La signification découlant du mouvement de la trace, reste a priori écrite qu’on l’inscrive ou non.

Au vu de ce qui précède, Derrida parle aussi de la trace comme d’une archi-écriture, première possibilité de la parole, et aussi première possibilité de la graphie. Celle-ci doit être soutenue par la trace. En effet, le concept de « graphie » a besoin de la trace pour vivre et :

Implique, comme la possibilité, commune à tous les systèmes de signification, l’instance de la trace instituée. Notre effort visera désormais à arracher lentement à ces deux concepts au discours classique auquel nous les empruntons nécessairement[50].

Ainsi, le concept de « graphie » a besoin de la trace. Lorsqu’on associe la trace au graphe (gestuel, visuel, pictural, musical, verbal), celle-ci devient gramme (lettre). A cet instant seulement apparaît le dehors en tant qu’ « extériorité spatiale » et « objective » [51]

L’archi-écriture derridienne est en fait une écriture généralisée par la différance. Cette différance (le a renvoie ici à la trace, gramme), comme temporalisation, est quant à elle la trace de l’écrit dans le parleer. Par exemple, les signes de ponctuation sont un supplément au parler, ils n’en sont pas la reproduction. La vérité apparaît ici comme une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, bref, « somme de relations humaines qui ont été métaphoriquement et rhétoriquement haussées, transposées, ornées. ». Les vérités sont des métaphores qui ont été « usées et qui ont perdu leur force sensible. »

La déconstruction apparaît comme l’impossibilité de penser le monde autrement que sous la forme de l’émiettement ; émiettement consécutif à la dissolution universelle portée aux choses. Derrida s’oriente vers le signifiant polysémique. Il est donc impossible comme le prétendait les sciences sociales d’avoir une signification unique et partant de là d’avoir une vérité universelle. En effet, chaque mot au sens de représentation n’est possible sans une altération, sans une destruction permanente du sens ; car chaque fois qu’un mot apparaît dans un contexte nouveau, il diffère de lui-même par rapport au contexte antérieur. Sa répétition ou son iltérabilité à redondance sémantique est à la fois source de cohérence, de clarté et de polysémie ou de dissémination. Derrida introduit la notion de « différance », en tant que renvoi perpétuel de la présence du sens, de la vérité. La dissémination préconisée par Derrida ne connaît aucune logique unique.

Ce sont ces vues qui légitiment ce que les épigones postmodernes de Derrida appellent le brouillage des codes rationalistes, modèle idéal du brouillage des identités culturelles, raciales, sexuelles, etc., sans oublier la question si cruciale du nomadisme, toutes choses qui ont ouvert la voie aux Cultural Studies par exemple.

 

Bibliographie

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Notes:

[1] « Le bon plaisir de Jacques Derrida » Le 22 Mars 1986 et publié sous le titre « Entretien avec Jacques Derrida » dans Diagraphe, 40 décembre 1987.

[2] Ibid

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5]Derrida (Jacques), L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p.415

[6] Idem, p. 415.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Ibid.

[13] Ibid.

[14] Idem, pp. 415-416.

[15] Idem, p. 416.

[16] Ibid.

[17] Idem, p.417.

[18] Ibid.

[19] Idem, p.421.

[20] Idem, p.426.

[21] Ibid.

[22] Ibid.

[23] Ibid.

[24] Ibid.

[25] Idem, p.427

[26] Ibid.

[27] Ibid.

[28] Ibid.

[29] Ibid.

[30] Ibid.

[31] Ibid.

[32] Idem, p.34

[33] Idem, p.54.

[34] Ibid.

[35] Derrida (Jacques), La Voix et le phénomène, Paris, P.U.F, p. 25.

[36] Derrida (Jacques), Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserlop.cit, p. 11.

[37] Derrida (Jacques), La Voix et le phénomène, op.cit, p. 2.

[38] Habermas (Jürgen), Le Discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988. p. 203.

[39]Derrida (Jacques), La Voix et le. Phénomène, op.cit, p. 57.

[40] Ibid, p. 113.

[41] Habermas (Jürgen), Le Discours philosophique de la modernité, op.cit, pp. 205-206.

[42] Derrida (Jacques), La Voix et le phénomène, op.cit, p.55.

[43] Descartes (René), Discours de la méthode, op.cit, p. 7.

[44] Derrida (Jacques), De la Grammatologie, op cit, p. 214.

[45] Idem., p. 443.

[46] Derrida (Jacques), Psyché, Paris, Galilée, 1987, p. 511.

[47] Hottois (Gilbert), L’inflation du langage dans la philosophie contemporaine, op.cit, p. 49.

[48] Derrida (Jacques), De la grammatologie, op.cit, p. 95.

[49] Idem, p.103.

[50] Idem, p 68.

[51] Idem, p 103.

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